COMMENTAIRE DE TEXTE N°13 : L’ALIÉNATION AU TRAVAIL PAR MARX

« Or, en quoi consiste l’aliénation du travail ? D’abord dans le fait que le travail est extérieur à l’ouvrier, c’est à dire qu’il n’appartient pas à son essence, que donc, dans son travail, celui-ci ne s’affirme pas mais se nie, ne se sent pas à l’aise, mais malheureux, ne déploie pas une libre activité physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit. En conséquence, l’ouvrier n’a le sentiment d’être auprès de lui-même qu’en dehors du travail, et, dans le travail, il se sent en dehors de soi. Il est comme chez lui  quand il ne travaille pas et, quand il travaille, il ne se sent pas chez lui. Son travail n’est donc pas volontaire mais contraint, c’est du travail forcé. Il n’est donc pas la satisfaction d’un besoin, mais seulement un moyen de satisfaire des besoins en dehors du travail. Le caractère étranger du travail apparaît nettement dans le fait que, dès qu’il n’existe pas de contrainte physique ou autre, le travail est fui comme la peste. Le travail extérieur, le travail dans lequel l’homme s’aliène, est un travail de sacrifice de soi, de mortification. Enfin, le caractère extérieur à l’ouvrier du travail apparaît dans le fait qu’il n’est pas son bien propre, mais celui d’un autre, qu’il ne lui appartient pas, que dans le travail  l’ouvrier ne s’appartient pas lui-même, mais appartient à un autre […]

On en vient donc à ce résultat que l’homme (l’ouvrier) ne se sent plus  librement actif que dans ses fonctions animales, manger, boire et procréer, tout au plus encore dans l’habitation, la parure, etc.; et que, dans ses fonctions d’homme, il ne se sent plus qu’animal. Le bestial devient l’humain et l’humain devient le bestial.

Manger, boire et procréer, etc, sont certes aussi des fonctions authentiquement humaines. Mais séparées arbitrairement du reste du champ des activités humaines et devenues ainsi la fin dernière et unique, elles sont bestiales ».

Karl Marx, Manuscrits de 1844, Premier manuscrit , para 23, Traduction E.Bottigelli

 

INTRODUCTION

Marx dénonce ici l’aliénation de l’ouvrier dans son travail à la chaîne lors de la Révolution Industrielle. L’aliénation vient du latin « alienus » : étranger. L’aliénation désigne ici l’état d’un être devenu étranger à lui-même, ayant perdu toute conscience de soi et de ses actes. C’est de ce point de vue que l’on parle d’aliénation mentale pour désigner l’état de folie (comme dans les cas de psychose, par exemple). Et certaines formes de travail, comme le « travail à la chaîne » peuvent produire une sorte d’aliénation, c’est à dire que cela revient à une perte d’identité et une diminution de la liberté. Dans un premier paragraphe, un premier mouvement du texte l’auteur décrit cette aliénation mentale, puis dans un deuxième et troisième paragraphe, dans un second mouvement du texte, Marx montre que l’ouvrier est rabaissé à un niveau primaire, quasiment animal.

EXPLICATION LINÉAIRE

Le texte commence par une interrogation : « Or, en quoi consiste l’aliénation du travail ? » Question à laquelle Marx va s’efforcer de répondre. Le « travail à la chaîne » est mécanique et répétitif, aussi « le travail est extérieur à l’ ouvrierdans son travail, celui-ci ne s’affirme pas mais se nie, ne se sent pas à l’aise mais malheureux ».  Le « travail à la chaîne », en effet,  enlève toute créativité au travail ouvrier : il « ne déploie pas une libre activité physique  et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit ». Dans le travail,  avant la Révolution Industrielle, l’ouvrier manifestait un certain savoir-faire, là  il n’est plus qu’un auxiliaire de la machine qui le transforme lui-même en une sorte de robot. Le corps est mortifié, par le fait de refaire continuellement la même tâche, mais le plus grave, c’est que ce travail « ruine son esprit » . Ce travail manque tellement de créativité, qu’il est assimilable à un labeur, plutôt qu’à un travail en tant que tel.

En effet, le travail ouvrier a été transformé par la taylorisation qui est l’action d’organiser rationnellement, c’est à dire de la manière la plus fonctionnelle et la plus efficace possible, le travail industriel, grâce à certaines techniques comme le convoyage automatique des objets en cours de fabrication; la division d’une tâche en opérations élémentaires et le chronométrage de ces opérations. Tout cela aboutit : «  En conséquence, l’ouvrier n’a le sentiment d’être auprès de lui-même qu’en dehors du travail, et dans le travail, il se sent en dehors de soi ». Autrement dit, « le travail à la chaîne » dépossède l’ouvrier de son identité en le mettant en dehors de lui-même. C’est donc bien une véritable aliénation qu’il subit : »Il est comme chez lui quand il ne travaille pas, quand il travaille, il ne se sent pas chez lui ».  Ce n’est que quand il est libéré de sa tâche monotone et sans créativité qu’il se sent redevenir lui-même.

Par ailleurs, le fait que « le travail à la chaîne » soit peu rémunéré en fait un véritable esclavage moderne. »Son travail n’est donc pas volontaire, mais contraint, c’est du travail forcé » . L’ouvrier est obligé de faire ce travail car il n’a pas d’autres moyens de subsistance, il est dans une situation liée à une certaine fatalité sociale et non dans le libre choix et la créativité d’un véritable travail. « Le caractère étranger du travail apparaît nettement dans le fait que, dès qu’il n’existe pas de contrainte physique ou autre, le travail est fui comme la peste ». L’individu mène une vie d’esclave moderne, et les femmes  et les enfants ne sont pas exclus de cette exploitation ouvrière. « Le travail extérieur, le travail dans lequel l’homme s’aliène est un travail de sacrifice de soi, de mortification ». Un travail « extérieur »  s’oppose à un travail intérieur qui serait lié à un processus de créativité lors qu’avant la Révolution Industrielle l’ouvrier était un artisan possédant un vrai savoir-faire. Là ce « travail extérieur »  ne nécessite aucun compétence, mais exige seulement la présence robotisée de l’ouvrier. La vie d’un ouvrier à la chaîne, alors que la journée de travail va de 12 heures à 16 heures de travail par jour lui fait mener une vie infernale, inhumaine puisque Marx parle de « sacrifice de soi et de mortification ». Enfin l’aliénation est totale car le produit manufacturé qui sort de cette mécanisation industrielle n’appartient pas à l’ouvrier, mais au bourgeois, au capitaliste, qui est propriétaire des moyens de production : « Enfin, le caractère extérieur à l’ouvrier du travail apparaît dans le fait qu’il n’est pas son bien propre, mais celui d’un autre, qu’il ne lui appartient pas, que dans le travail l’ouvrier ne s’appartient plus lui-même, mais appartienne à un autre ». Le travail est d’autant plus aliénant qu’il génère un produit manufacturé qui appartient au capitaliste, car le prolétaire n’est pas propriétaire des moyens de production. L’ouvrier ne vend que « sa force de travail », c’est seulement cela qu’il a pour seule richesse.

         Puis on arrive au second mouvement du texte , « on en vient donc à ce résultat que l’homme (l’ouvrier) ne se sent plus librement actif que dans ses fonctions animales : manger, boire, procréer, tout au plus encore dans l’habitation, la parure, etc … il ne  se sent plus qu’animal. Le bestial devient l’humain et l’humain devient le bestial ». Dans ce second mouvement du texte, Marx en vient à dire que le travail à la chaîne le réduit à ses fonctions corporelles : « comme manger, boire, procréer… » Dans l’oeuvre de Zola, et notamment dans Germinal qui parle du travail des mineurs, et non du travail à la chaîne, mais c’est quand même un travail abrutissant, on voit que les ouvriers se défoulent sur la nourriture, la boisson (l’alcoolisme est répandu) et la sexualité est aussi un défouloir où l’ouvrier finit de se vider de son énergie.

Puis dans un troisième et dernier paragraphe, Marx insiste sur cet abaissement de l’homme par « le travail à la chaîne », il réaffirme que l’homme y est bestialisé : « Manger, boire, procréer, etc sont certes aussi des fonctions authentiquement humaines. Mais séparés abstraitement du reste du champ des activités humaines et devenues ainsi la fin dernière et unique, elles sont bestiales ».  L’esprit, la partie supérieure de l’homme est inexistant dans les tâches répétitives et mécaniques sur la chaîne de fabrication; voilà pourquoi l’ouvrier, quelque part n’est plus qu’une sorte de bête inculte  et exploitée comme une tête de bétail.

DISCUSSION DU TEXTE

« Le travail, c’est la santé » nous dit le proverbe, or nous venons de voir qu’avec le développement du machinisme; l’ouvrier n’est que l’auxiliaire de la machine, voué à une tâche répétitive.

En psychiatrie, on sait désormais que « le travail à la chaîne » peut provoquer des troubles mentaux à la longue. Le combat de Marx, pour libérer la condition du travailleur ouvrier n’était donc pas un luxe. Il est impératif ici de relater les grandes dates dans l’évolution du droit au travail pour comprendre comment les conditions de travail ont évolué positivement grâce à des manifestations, des grèves, sabotages et boycottages.

En 1841, par exemple, apparaît en France une loi relative au travail des enfants employés dans les manufactures, usines et ateliers interdisant le travail des enfants de moins de 8 ans ! Et une limitation de la journée de travail des enfants de 8 à 12 ans à 8 heures de travail par jour ! Si le marxisme a existé et a eu un tel succès, c’est qu’il y avait des conditions de travail déplorables notamment pour les plus jeunes, il y avait une réelle maltraitance des enfants dans l’industrie et les mines.

Aujourd’hui le travail des enfants subsiste encore dans de nombreux pays. En 1874, c’est encore une loi sur le travail des enfants et des filles mineures dans l’industrie qui est promulguée, créant 15 inspecteurs divisionnaires pour vérifier le comportement des employeurs. En 1893, c’est une loi concernant l’hygiène et la sécurité des travailleurs dans les établissements industriels. En 1894, c’est enfin une loi sur les retraites ouvrières et les caisses maladie. En 1906, apparaît la loi sur le repos hebdomadaire. La France est un des derniers pays d’Europe  à instaurer une telle loi !

En 1914, c’est la création d’un fond national de chômage. En 1919, on a une loi instituant la journée de 8 heures, et la limitation de 48 heures de travail par semaine. En 1936, c’est la création des congés payés (deux semaines) et la limitation de 40 heures de travail dans les établissements industriels et commerciaux. En 1950, on a la création d’un salaire minimal garanti , le SMIG. En 1968, ce sont les fameux accords de Grenelle avec augmentation du SMIG, et quatre semaines de congés payés.

En 1982, avec la gauche au pouvoir, on passe à la semaine de 39 heures et une cinquième semaine de congés payés. En l’an 2000, c’est le fameux passage aux 35 heures, et 6 semaines de congés payés. Mais de nos jours, dans notre pays, c’est plutôt  le manque de travail qui pose un grave problème social, quoiqu’il en soit nous irons certainement dans l’avenir vers encore une diminution du temps de travail, car le développement du machinisme détruit un nombre considérable d’emplois, plus la concurrence des salariés du tiers-monde vient encore  faire chuter le nombre des emplois en France.

CONCLUSION

 L’aliénation au travail demeure dans les pays en voie de développement, le travail des enfants existe encore dans certaines parties du globe. Quant à la France, elle s’est massivement désindustrialisée et son agriculture est en concurrence avec celle des pays étrangers. Le texte de Marx est donc encore d’actualité quant à l’aliénation au travail du fait du travail à la chaîne, on pourrait aussi rajouter que l’aliénation au travail, cela peut être le harcèlement moral au travail, sans compter le harcèlement sexuel dont énormément de femmes ont été victimes ou le sont encore.

 

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